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Dessin de David Brainin |
1175 hommes
quittent le camp de Compiègne le 6 juillet 1942 et sont entassés dans des
wagons de marchandises. Trois d’entre eux réussissent à s’évader. Au bout de
deux jours d’un trajet très éprouvant, ils sont enregistrés au camp principal
d’Auschwitz entre les numéros 45157 et 46326. Ils sont devenus des
«45000 ».
Compiègne, le 6 juillet
1942, au lever du jour : au camp de détention allemand de Royallieu, 1175
prisonniers sont rassemblés sur la place d'appel. Répartis en trois groupes de
quatre cents environ, ils attendent, silencieux, l'ordre de départ. A six
heures, ils franchissent la porte du camp. Ils parcourent, harcelés par les
ordres des soldats qui les encadrent le fusil à la main, les quatre kilomètres
qui les séparent de la gare de Compiègne.
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Départ d'un convoi. Photo anonyme |
La ville est déserte à cette heure matinale. Seule, la
femme de Renelde Lefebvre, directeur d'école à Saint-Denis, suit la colonne.
Son mari lui crie : « Chérie, attends-moi, je reviendrai ».
Arrivés sur le quai d'embarquement, nouvel appel. Les soldats comptent les
hommes par cinquante et les poussent vers les wagons. Profitant de la
bousculade, les amis se regroupent. Gabriel Lejard rejoint ses treize
compagnons du syndicat CGT de la Côte d'Or. Les Clichois se rassemblent autour
d'Alexandre Antonini, ancien Conseiller municipal communiste de Clichy-la
Garenne. Les déportés se retrouvent à quarante-cinq, cinquante, soixante ou
plus, dans les wagons de marchandises qui, pour avoir servi au transport des
troupes, portent encore l'inscription : 40 hommes - 8 chevaux en long. Des
wagons sales, au plancher recouvert par deux à trois centimètres de poussière
de ciment ou de terre, avec, pour seule ouverture, une petite lucarne grillagée
ou bardée de barbelés, près de laquelle les plus souples réussissent à se
glisser. Au centre, un gros bidon ayant contenu du carbure dont l'odeur déjà
les incommode.
A 9 heures 30, les dernières
portes verrouillées et cadenassées, le train s'ébranle. L'entassement est tel
qu'il est impossible pour tous de s'asseoir et même de changer de position. Le
balancement et les à-coups du train jettent les corps les uns contre les
autres. Chacun revoit sa vie dans un rapide rêve, ses proches, ses parents,
femme ou enfants (René Petitjean). « Après quelques heures, la chaleur et
la promiscuité rendent l'atmosphère irrespirable. Dans notre wagon, la décision
fut prise d'établir un roulement de façon à ce que chacun à son tour puisse
s'oxygéner un peu » (René Aondetto). Mais, à mesure que le temps passe, la
tension grandit et le voyage est si pénible que des disputes éclatent. Tout
s'arrange quand même, car des camarades font appel à la discipline (...). A la
tête de ceux-ci, notre camarade Antonini qui rassure, conseille, répétant une
de ses formules favorites : "les chiens hurlent, la caravane
passe" (René Petitjean). Les déportés placés près des lucarnes lisent le
nom des gares à haute voix : Tergnier, Laon - il est alors 11 heures -
Reims. A 14 heures, ils sont à Châlons-sur-Marne, à 15 heures à Bar-le-Duc.
Certains glissent un regard par une fente du bois patiemment élargie avec leur
couteau ou par les interstices des portes.
Les déportés jalonnent leur
chemin de messages jusqu'à Metz. Nous mîmes notre petit mot dans une boîte à
fromage que nous jetâmes sur le ballast aux bons soins de nos camarades
cheminots (Louis Eudier). Quelques-uns complètent la lettre rédigée la veille.
Tous les messages répondent aux mêmes soucis : donner des nouvelles,
renseigner sur la direction probable du transport, mais aussi - et surtout -
rassurer : « Nous voilà déportés en Allemagne. Mais bonne santé et
bon moral » (Henri Ferchaud). La direction de l'Est est de plus en plus
confirmée (...) « Ne vous en faites pas, le moral est bon et nous
tiendrons le coup (René Deslandes).
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Lettre de Jules Huon |
Nous allons en Allemagne pour travailler -
je crois en Silésie - nous ne savons pas dans quelles conditions (...). Sois courageuse
(...) je reviendrai » (Jules Huon). Rassurer c'est aussi banaliser la vie
carcérale, parler des colis, formuler des souhaits pour les proches,
s'inquiéter des enfants : « Tu me diras, lorsque tu auras reçu mon
adresse, si tu as bien reçu cette lettre. Embrasse bien fort nos enfants pour
moi, car maintenant je ne sais pas quand je pourrai le faire moi-même, hélas.
Enfin, vivement que cette maudite guerre soit finie » (Raymond Hervé). « Ayez
grand courage et bon moral et nous espérons vous revoir bientôt (...).
Voici les noms des camarades d'Orléans qui sont avec nous : Boubou,
Depardieu, Boulay, Couillon, Delamotte, Robert (Robert Dubois). Les frères
Pinson sont restés au camp avec Hachaire : nous ignorons ce qu'ils
deviendront » (Raymond Gaudry).
Pour la plupart des
"45.000", ces missives seront le dernier signe de vie que recevront
leurs familles. Elles seront ramassées par des riverains ou les cheminots qui,
parcourant les voies sur des kilomètres après le passage des convois de déportés,
les font parvenir à destination, malgré les risques encourus. La mère de René
Deslandes reçoit la lettre de son fils, accompagnée d'un billet, glissé dans
l'enveloppe : Trouvée par Madame Demonceau, ayant vu passer le train à
Thourotte (Oise). La lettre de Roger Debarre arrive la première : la voie
ferrée passe à côté des usines des "Laminoirs et Aciéries de Beautor"
où travaille son père. Roger Debarre guette, par la lucarne, le moment propice.
Un cheminot ramasse le billet et l'apporte à son destinataire dans la
demi-heure qui suit. Quant à Charles Dugny, tailleur de pierre à Lérouville, il
attend lui aussi de se trouver dans son pays. Le train s'y arrête : Mon
mari,- témoigne sa femme - s'est fait connaître, mais personne n'a pu
approcher du wagon, les Allemands les en empêchaient. Un nombre considérable de
lettres que les détenus avaient jetées sur les voies m'ont été apportées par
les cheminots.
Plusieurs déportés tentent
de s'évader, soit de leur propre initiative, soit sur la consigne de
l'organisation communiste clandestine du camp de Compiègne. Ils ont dissimulé
sur eux des outils de fortune. Mais certains, après des heures d'efforts,
doivent renoncer à leur projet : On est malheureusement tombés sur les boggies.
Impossible de sauter (Fernand Devaux). D’autres doivent affronter l’hostilité
de leurs camarades car les Allemands ont menacé de fusiller tous les
prisonniers du wagon si l'un d'eux s'en échappe. J'étais en bleus pour que cela
soit plus facile, pour être moins repérable, en gare ou en cours de route.
J'avais deux lames de scie à métaux dans la doublure de mon veston. Mais quand
je me suis mis à scier les planches du fond, une dispute a commencé. On en est
presque venus aux mains. J'ai dû abandonner (Gustave Raballand). La même
mésaventure arrête René Maquenhen : Nous arrivâmes près de la frontière
allemande. C'est là, quand fut venue la brune, que je voulus passer à travers
la lucarne et me jeter sur le bord de la voie. J'aurais pu réussir, car à cet
endroit passait un canal, mais je me fis agonir par les copains qui avaient
peur d'être sanctionnés en arrivant (René Maquenhen).

Pourtant, trois évasions
sont couronnées de succès. Le train s'étant mis à ralentir à l'approche de
Metz, Félix Bouillon et Jean se jettent sur la voie. Pour amortir leur chute,
ils s’étaient protégé la tête et la nuque avec un vêtement. Félix Bouillon se
lance le premier. Il reste allongé sur le ballast et laisse passer le convoi
sans bouger (…) Jean Lebouteiller émerge à son tour, cent cinquante mètres plus
loin. Le convoi s'éloigne. Ils se rejoignent. (...). Mais deux gardes-frontière
allemands de Novéant (Neubourg), les aperçoivent et les interpellent. Ils sont
emmenés dans un poste de police, puis à Metz. Là, reconnus comme des évadés du
convoi, ils sont tabassés d'abondance et jetés en prison. Ils y restent
plusieurs jours avant d'être ramenés à Compiègne. Au bout de deux ou trois
semaines, ils sont transférés à Romainville où ils assistent au départ des 46
otages qui seront fusillés au Mont-Valérien, le 21 septembre 1942[1]. Ils seront libérés en
janvier 1943, échappant ainsi à la déportation.
Lorsque le train s’arrête en
gare de Metz, vers 18 heures, deux autres prisonniers sautent sur la voie.
Napoléon (surnom de Jean-Antoine Corticchiato) et Julien Becet, passent sur le
quai. Mais il y a foule dans la gare : des gens qui parlent allemand. Ils
sont repérés. Napoléon perd son sang-froid, essaie de fuir. Becet, lui, ne
bouge pas, mêlé aux voyageurs. (Metz est ville allemande depuis qu'une partie
de la Lorraine a été annexée au Reich, en 1940). Napoléon est repris et termine
la route dans le wagon des SS qui lui massacrent la gueule (Jean Pollo).
Quelques gardiens font passer de l'eau aux déportés, pour la première (et
seule) fois depuis leur départ. Le train stationne longuement car à Metz la
Feldgendarmerie (la police militaire allemande) remet le convoi aux SS auxquels
la garde des camps de concentration et d’extermination a été confiée. Le train
s'ébranle. Et la première nuit commence. Il fallait se reposer, aussi nous nous étions arrangés
pour que la moitié reste debout, pendant que l'autre serait assise (René
Maquenhen) .Le froid s'abattit sur nous et cette nuit fut bien longue, car nous
n'osions pas nous remuer (René Petitjean).
Le
deuxième jour
Le 7 juillet, lorsque le
jour se lève, le train arrive à Francfort-sur-le Main. Les prisonniers sont
sales. Ils ont les traits tirés et les yeux fiévreux. Le convoi poursuit sa
route inflexible vers l'Est : Iéna, Chemnitz, Dresde, Gorlitz, Breslau (Wroclaw).
«En gare de Chemnitz, nous nous sommes arrêtés le long d'un train
militaire revenant sans doute du front de l'Est. Il y avait une voiture
ambulance avec des blessés à l'intérieur et une plate-forme sur laquelle se
trouvait un avion soviétique qui avait été abattu » (André Montagne). A
l'intérieur des wagons, l'entassement, la chaleur orageuse de l'été, les
puanteurs et les dégoûts font monter la tension entre ces hommes épuisés et
emplis d'inquiétude. « On s'invective, on s'enguirlande, au fil des heures.
On étouffe dans ce wagon clos. On a soif. La tinette d'excréments pue. Ceux qui
sont auprès suffoquent. Ils voudraient changer de place. D'autres ne sont pas
chauds pour les remplacer » (René Petitjean). « Pour ajouter à notre
supplice, aux arrêts, les SS se lavaient et se désaltéraient joyeusement autour
des point d'eau, en se moquant de nous et de notre soif » (Aimé Oboeuf). « Une
légère pluie tomba. Tous les camarades se précipitèrent à la lucarne pour
essayer de récupérer quelques gouttes d'eau dans les mains. On les léchait
ensuite, quoiqu'elles fussent sales. On se disputait même pour avoir une place,
mais la pluie cessa » (René Maquenhen). « Nous avons bu tous les
liquides que nous pouvions trouver, de l'alcool de menthe à l'eau de Cologne »
(Fernand Devaux et Georges Dudal). « J'ai vu avec stupeur des hommes
uriner dans leur gourdes et boire leurs urines » (Pierre Monjault). Les
déportés sont affamés. La plupart ont depuis longtemps mangé leurs derniers
vivres, reçus à Compiègne la veille du départ : une boule de pain et trois
camemberts. Il y a des malades par asphyxie, des hommes délirent. « Plusieurs
d'entre nous tombent malades et certains vomissent à même le sol " (Georges
Guinchan). « Les nerfs étaient tendus, certains camarades perdaient la raison.
Ils voulaient sortir, il y eut des couteaux tirés, des tentatives de suicide »
(Pierre Monjault). « Puis ce fut la deuxième nuit, Breslau et les aciéries
de Kattowice » (Gabriel Lejard).
Vers 11 heures, le 8
juillet, après deux jours de transport, les déportés placés auprès des lucarnes
lisent le nom d'Auschwitz sur les bâtiments d'une gare. Le train parcourt, très
lentement, quelques centaines de mètres.
Illustrations
- « Départ
massif » dessin de David Brainin (Ancien élève des beaux Arts, il est
interné à Compiègne, puis à Drancy le 29 avril 1942. Il est déporté à Auschwitz
le 18 septembre 1942, où il meurt (sans doute le jour de son arrivée).
- Départ d’un
convoi pour la gare de Compiègne départ, photo anonyme et date inconnue
(Mémorial de Compiègne).
- Wagon utilisé
pour le transport des déportés (© FMD)
- Lettre de
Jules Huon
- L’arrivée à
la rampe © Musée d'état Auschwitz-Birkenau.
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